Interview : Ginette Kolinka
Ce jeudi 24 novembre 2022, nous avons eu la chance d’interviewer Mme Ginette Kolinka, née en 1925, survivante de la déportation, de Birkenau, dans le cadre d’une intervention au Lycée Théodore Aubanel. Mme Kolinka multiplie inlassablement depuis quelques années les interventions dans les établissements scolaires en France.
« N’êtes-vous pas lassée de toujours répondre aux mêmes questions ?
Je ne fais même pas attention au genre de questions que l’on me pose. Je ne pourrais pas vous dire que l’on me pose toujours les mêmes. Non. Je n’y fais pas attention du tout. Je pensais, moi aussi, quand j’ai rencontré une camarade qui faisait cela avant moi : « Mais tu n’en as pas marre de raconter toujours la même histoire ? ». Non, on n’en a pas marre parce qu’on vit ce que l’on dit. Ou tout du moins, je vis ce que je dis, donc cela ne me fatigue pas.
A force de parler de votre expérience dans les camps, avez-vous l’impression que cette partie de votre vie est complètement dans le passé, comme si tout cela avait appartenu à une autre vie ?
Vous dites que cela s’est passé il y a très longtemps. Seulement, moi, je vous dis que c’était hier. Et c’est vrai, vous avez raison, c’était il y a soixante-dix-sept ans, soixante-dix-huit ans. Mais pour moi, c’était hier. C’est très présent.
Primo Levi, dans Si c’est un homme, est l’un des premiers Juifs à témoigner de l’atrocité de qu’il a vécu dans les camps. Dans cette autobiographie, il évoque une potentielle montée du fascisme en Europe : y croyez-vous ?
Ne me parlez pas de politique ! Je veux parler de la déportation. Je ne parle pas de politique. Ne me posez pas de questions sur la Palestine, sur Israël. Je suis déportée et je ne parle que de la déportation. Je ne veux pas parler de politique pour froisser les uns, froisser les autres. Ce n’est pas la peine. Mes opinions, elles sont pour moi…
Arrivez-vous à imaginer votre vie si vous n’aviez pas été déportée ?
Il m’arrive, quelquefois, de me dire : « Et si je n’avais pas été prisonnière… ». Mais le plus souvent je ne me la pose pas pour moi, mais pour ceux qui ne sont pas là, ceux qui n’ont pas eu ma chance. Je me demande qu’est-ce q
u’ils seraient devenus. Mon petit frère avait douze ans. Maintenant, il en aurait quatre-vingt-sept, quatre-vingt-huit. Il serait peut-être arrière-grand-père. Il serait peut-être un gangster : je n’en sais rien. On l’a tué avant qu’on puisse savoir ce qu’il serait devenu.
Est-il possible de construire de vraies amitiés dans des conditions pareilles ? Et pensez-vous qu’un tel événement puisse raviver, chez chacun d’entre nous, un sentiment de fraternité, de solidarité ?
Je ne peux pas parler pour les autres. Moi, j’ai constaté que dans le camp, je ne me suis liée avec aucune personne. Les camarades de déportation que j’ai eus, je les ai connus en prison, à Avignon, à Marseille, à Drancy, mais pas à Birkenau. A Bergen-Belsen, c’était différent parce que ce n’était plus la même ambiance. Ce n’était plus un centre d’extermination. Là oui, je me suis fait des amis. Mais pas à Birkenau. Alors est-ce que je suis toute seule ? Dans ce cas-là, je ne pourrais pas vous répondre. Moi personnellement, je ne m’en suis pas fait.
Vous êtes libérée en juin 1945, pourquoi avoir attendu plus de cinquante ans avant de vous exprimer sur l’atrocité que vous avez vécue ?
Parce que je ne voulais pas en parler du tout. Je ne voulais pas embêter les gens en répétant toujours la même chose. Un peu, ça va. Mais beaucoup, c’est trop. Hier, j’ai vu un film dans lequel une femme de mon genre racontait ce qu’elle avait vécu et son frère lui disait : « Tu ne vas pas encore nous embêter avec la même histoire ? ». Moi, je ne voulais pas que l’on me dise cela. C’est la raison pour laquelle, à l’avance, j’avais dit que je ne parlerai pas de mon histoire. De plus, j’étais la seule à être rentrée de toute ma famille qui avait été déportée. Moi non plus, je ne sais pas de quoi ils sont morts. A part mon frère et mon père qui ont été gazés tout de suite, je ne sais pas.
Êtes-vous retournée à Auschwitz-Birkenau après votre libération ?
Bien sûr ! Pas tout de suite après, mais j’y suis retournée au moins cinquante ans après. Je n’aurais jamais cru pouvoir y retourner. Mais quand j’y suis retournée, pour rendre service, je n’ai rien retrouvé. Après, vous parlez d’Auschwitz ? Non, pas à Auschwitz. Les Juifs n’étaient pas à Auschwitz, ils étaient à Birkenau. Auschwitz, c’était le camp des prisonniers polonais non-juifs. Au début, il n’y avait même pas de femmes. C’était une ancienne caserne de soldats polonais où on y mettait les polonais résistants qui avaient été arrêtés. Puis après, les Juifs sont arrivés. C’était le haut gratin qui était à Auschwitz : les ingénieurs, les médecins, les chirurgiens. Eux étaient à Auschwitz. Mais le peuple était à Birkenau. »
Inès, Alice et Y. E élèves de première 03/01/2023
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